« On manque de bras parce que l’on n’a pas assez d’équipes formées… Un soudeur, un tuyauteur, il faut deux-trois ans pour le former », a d’abord pointé le patron d’EDF.
Jean-Bernard Lévy a poursuivi en évoquant Emmanuel Macron sans le nommer, le tout sous le regard mi-interloqué, mi-dubitatif, d’Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition énergétique : « Et pourquoi on n’a pas assez d’équipes formées ? Parce que l’on nous a dit que le parc nucléaire va décliner, « préparez-vous à fermer des centrales ». On a déjà fermé les deux premières. Ce sont d’ailleurs les textes en vigueur au moment où l’on se parle. On nous a dit : « Préparez-vous à fermer les douze suivantes ». Nous, avec la filière, nous n’avons pas embauché de gens pour construire douze centrales, nous en avons embauchés pour en fermer douze. »
La tarification au coût marginal, telle que pratiquée aujourd’hui, a été promue en France par Marcel Boiteux, président d’EDF entre 1967 et 1987, avant d’être adoptée au niveau européen. Son principe : Assurer l’optimum économique, il s’agit du prix minimum qui rémunère justement le producteur, investissements compris. Le prix de l’électron sur le marché de gros correspond donc à celui de la dernière centrale allumée pour satisfaire la demande. Aujourd’hui, l’Europe ne peut pas se contenter de ce que fournissent les énergies renouvelables et le nucléaire. Elle doit recourir aux centrales à charbon et au gaz, dont les cours ont explosé depuis le début de la guerre en Ukraine.
Le système du coût marginal est en train de se retourner contre les Européens. Le chantage à la fermeture totale de l’approvisionnement russe en gaz que mène Vladimir Poutine nourrit le feu de la spéculation, le prix du gaz a été multiplié par 11 en un an. Moyennant quoi, le mégawattheure d’électricité s’est envolé au-dessus de 1 000 euros à la veille du week-end, contre 85 euros il y a un an. La spirale infernale est enclenchée.
A court terme, un moyen pour l’Europe de s’en sortir serait de ramener notre consommation d’électricité à des niveaux compatibles avec ce que nous pouvons produire par nos propres ressources. Ne rêvons pas, les efforts de sobriété ne porteront leurs fruits que dans la durée. D’autant que, dans un contexte déjà extrêmement tendu, EDF annonce pour cette année une production nucléaire historiquement basse. Le plan REPower EU, concocté à Bruxelles avant l’été, vise, lui, à réduire notre dépendance aux combustibles fossiles russes et à accélérer le développement des renouvelables. Mais à court terme, l’Europe a clairement besoin de mesures d’urgence pour calmer la folie des prix.
« Nous, les Espagnols, n’avons pas vécu au-dessus de nos moyens en termes d’énergie », lançait fin juillet la ministre de la Transition écologique espagnole, Teresa Ribera, dans une référence peu subtile au reproche formulé par l’Allemagne aux pays du sud pendant la crise de la dette de 2011. La phrase illustre bien la rancœur d’un bon nombre d’Etats membres à l’égard de Berlin, accusé d’entraîner toute l’Europe dans la crise du fait de sa dépendance au gaz russe. Les Vingt-Sept ont ainsi refusé de réduire de 15 % leur consommation gazière comme le leur proposait la Commission avant la trêve estivale, créant une conjoncture propice à la flambée des prix actuelle. L’augmentation des prix du gaz et donc de l’électricité est, au moins en partie, le résultat de ce rendez-vous manqué, les marchés ayant perdu confiance dans la capacité de l’UE à se passer de gaz russe.
Malgré les prises de position de la France et de l’Espagne, les Européens ont fait preuve du même attentisme concernant la structure du marché européen de l’électricité, la faute cette fois-ci à la crainte, notamment au nord de l’Europe, de détraquer un mécanisme commun fruit d’années de négociation. Alors que les prix sont au plus haut, Allemagne, Autriche et Belgique viennent finalement de se rallier à l’idée d’une réforme du marché et d’un découplage des prix du gaz et de l’électricité. Les négociations pourraient toutefois patiner sur le sort à réserver à l’énergie nucléaire, dont la seule mention provoque de l’urticaire au Luxembourg et à l’Autriche.
Mutualiser les achats de toute l’Europe pour peser plus lourd face aux fournisseurs, c’est une suggestion que pousse l’Institut Jacques-Delors depuis une bonne douzaine d’années. Le modèle, c’est la centrale d’achat commune mise en place pour l’uranium en 1957, Euratom. La commission de Bruxelles a essayé de reprendre cette proposition pour le gaz à plusieurs reprises, mais elle a rencontré à chaque fois l’opposition de plusieurs pays, dont la France et l’Allemagne. Ainsi que de groupes gaziers qui estiment sans doute être plus forts seuls.
L’Europe sait pourtant mutualiser des achats stratégiques – elle l’a fait avec les vaccins contre la Covid. Mais dans ce domaine, elle partait d’une page blanche. En matière de gaz, il faut composer avec des décennies d’habitudes contractuelles des énergéticiens occidentaux avec leurs fournisseurs attitrés.
Tout change lorsqu’on perd son partenaire : mardi 30 août, le géant russe Gazprom a informé Engie de la réduction de ses livraisons de gaz « en raison d’un désaccord entre les parties sur l’application de contrats ».
Des achats groupés n’auraient sans doute rien changé au comportement de Vladimir Poutine. Mais cette stratégie pourrait être utile dans l’avenir pour sécuriser des approvisionnements. En attendant, Bruxelles a mis sur pied un mécanisme de coordination volontaire destiné à soutenir l’achat de gaz et d’hydrogène pour l’Union en faisant un usage optimal du poids politique et commercial collectif de l’UE.
Si plus de 400 interconnexions relient les pays européens entre eux dans le réseau électrique, la Commission déplorait, il y a deux ans, que huit pays (Irlande, Espagne, France, Italie, Chypre, Pologne, Portugal, Roumanie) soient trop peu reliés à leurs voisins. « L’interconnexion est la base de tout. C’est un sujet absolument majeur, plus important que le problème de régulation du marché », déplorait récemment le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton.
C’est ainsi qu’il a été fixé à chaque pays de l’UE d’avoir mis en place des interconnexions lui permettant d’importer l’équivalent d’au moins 15 % de sa production d’électricité à l’horizon 2030. Dans son dernier rapport d’octobre 2021 sur l’état de l’Union de l’énergie, Bruxelles estimait que la plupart avaient déjà atteint ce but.
Le paysage est plus contrasté en ce qui concerne les gazoducs. Pour preuve, le différend franco-espagnol sur le projet transpyrénéen du Midcat focalise tous les regards, appelé à venir en appoint des deux installations existantes qui passent par Irun, au Pays basque, et Larrau, en Navarre. Bruxelles et Berlin appuient Madrid pour construire cette liaison cruciale, d’une importance géopolitique pour nous libérer des menaces russes, entre le Portugal, l’Espagne et la France. Mais Paris résiste pour des raisons financières et écologiques. Car un accord a été conclu entre les 27 et le Parlement européen pour cesser tout soutien aux nouveaux projets liés au gaz naturel et au pétrole, pour soutenir en priorité les infrastructures pour l’hydrogène, le captage et le stockage de carbone.
L’Europe a réussi à réduire de moitié sa dépendance au gaz russe. Elle en consommait 155 milliards de m3 avant la guerre en Ukraine. Il lui reste donc près 75 milliards de m3 à aller chercher ailleurs. C’est en cours. L’Union européenne impose à chaque Etat membre de remplir ses stocks de gaz à hauteur de 80 % avant le 1er novembre 2022 (puis 90 % à partir de 2023). Selon la plateforme européenne AGSI, la France a déjà rempli les siens à 90,06 % pour la période hivernale. Seuls quatre autres pays européens sur 27 sont à plus de 90 %, le Portugal, la Pologne, la Suède et le Danemark.
Cela nous permettra-t-il de ne pas grelotter cet hiver ? Pas sûr… L’objectif du gouvernement français est de parvenir à remplir les capacités de stockage du pays à 100% d’ici novembre. « Sur un hiver normal, nous avons suffisamment de gaz en quantité. En revanche, comment passons-nous les pics de froid ? Il faut s’y préparer », a expliqué Agnès Pannier-Runacher le 30 août sur France Inter. La ministre de la Transition énergétique a aussi plaidé pour une « sobriété choisie », soit une diminution de 10 % de notre consommation énergétique. En revanche, « si nous ne nous sommes pas organisés, nous pourrons rentrer dans un scénario de rationnement ponctuel ».
Jusqu’à présent, c’est le chacun pour soi du côté des dirigeants européens pour ce qui est de trouver de nouveaux fournisseurs d’énergie. Si Emmanuel Macron s’est retrouvé bloqué en France à cause des élections (il vient de se rattraper en se rendant en Algérie), ses homologues, notamment italien et allemand, ont multiplié les déplacements intéressés à l’étranger.
Aux petits soins avec le président Tebboune, reçu à Rome en grande pompe en mai, Mario Draghi s’est ainsi rendu à son tour dès le 18 juillet à Alger peu de temps avant de présenter sa démission. Il en est revenu avec un accord de partenariat renforcé entre le géant de l’énergie italien ENI et l’entreprise pétrolière et gazière algérienne publique Sonatrach. L’Italie, dont l’Algérie était déjà le deuxième fournisseur de gaz (28 % du total), derrière la Russie (40 %), devrait être le premier bénéficiaire de la hausse des exportations de gaz algérien.
En 2024, à en croire les autorités italiennes, Rome ne devrait plus être dépendant du gaz russe. Car même s’il n’a pu se rendre sur place au Congo, en Angola et au Mozambique, en avril comme initialement prévu, Mario Draghi, y a dépêché le ministre des Affaires étrangères, celui de la transition écologique et les dirigeants de l’ENI.
Olaf Scholz n’est pas resté inactif non plus. Après avoir reçu, en mai, à Berlin, l’émir du Qatar, avec qui a été noué un partenariat énergétique, le chancelier allemand s’est envolé le même mois pour l’Afrique avec, entre des stops au Niger et en Afrique du sud, une visite très intéressée au Sénégal qui s’est découvert de vastes réserves gazières. Août a vu Olaf Scholz s’envoler pour la Norvège pour convaincre – sans grand succès – d’augmenter plus encore ses exportations de gaz avant de se rendre la semaine dernière au Canada où il a signé un pacte sur l’énergie. Mardi, il recevait le président du gouvernement espagnol, venu quêter son appui pour débloquer le projet de gazoduc transpyrénéen bloqué par la France. Berlin assure avoir déjà réduit sa dépendance vis-à-vis de la Russie avec l’objectif de regagner sa liberté vis-à-vis de Moscou en 2024…
La France est un cas à part en Europe. Avec EDF, elle est la première puissance nucléaire du continent (on y revient), ce qui en fait un acteur incontournable dans la décarbonation et l’électrification. Le groupe vit depuis 2011 avec l’Arenh, le système conçu avec Bruxelles pour partager la rente nucléaire lors de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité. Il oblige EDF à vendre 100 TWh (porté à 120 TWh cette année) de sa production atomique à ses concurrents à un prix aujourd’hui très avantageux, pour leur permettre d’être compétitifs auprès de leur clientèle.
L’Arenh, qui prend fin en 2025, a privé EDF de 7 milliards d’euros de revenus entre 2011 et 2021, a récemment chiffré la Cour des comptes. La facture va s’envoler en 2022, puisque le groupe public a été mis à contribution du bouclier tarifaire, via l’Arenh.
Il y a quelques mois, l’Elysée a enfin tranché en faveur de la relance de son programme nucléaire, ce qui implique des dizaines de milliards d’euros d’investissements. Or EDF, navire amiral de sa politique, attend toujours de savoir ce qui va remplacer le mécanisme de l’Arenh, qualifié de « poison » par son PDG Jean-Bernard Lévy. Un premier projet « Hercule » de transformation de l’énergéticien a été abandonné pour cause de divergences entre Paris et Bruxelles, qui réclamait un démantèlement du groupe. Il faudra bien trouver un accord qui va passé par la renationalisation d’EDF, pour un coût de plus de 9 milliards d’zuros pour le contribuable français. Dans les prochains mois, il n’y aura pas une réforme, mais des réformes du marché de l’énergie et de ses acteurs en Europe.
Pour de toutes autres raisons – un phénomène inédit de corrosion sur une série de réacteurs –, la production nucléaire de l’énergéticien sera historiquement faible cette année, en dessous de 300 TWh. Cela accroît évidemment la tension sur l’offre d’électricité et sur les prix, la France n’étant plus en mesure d’exporter sa production.
Avec le Brexit, le Royaume-Uni a quitté le marché intérieur de l’énergie (IEM), mais sans trouver d’accord pour le remplacer. Cette sortie a eu pour conséquence de geler tous les projets d’interconnexions en cours.
A ce stade, les réseaux énergétiques britanniques restent physiquement connectés à ceux de l’UE. L’accord de commerce signé entre les deux parties a garanti la sécurité de l’approvisionnement de l’énergie et le flux continue de l’énergie, et cette situation ne sera revue qu’au 30 juin 2026, comme le reste du contenu de l’accord post-Brexit.
Mais depuis le 1er janvier 2021, si l’électricité peut être échangée sur les interconnexions comme auparavant, le processus pour l’acheter et la transmettre ne se fait plus en une seule étape mais en deux. Les accords d’achat d’électricité et d’utilisation des interconnexions ont été découplés. La question du protocole nord-irlandais a empêché de conclure de nouveaux accords.
C’est surtout la Grande-Bretagne, importatrice nette d’électricité, qui y perd. Alors que les coûts de l’électricité étaient plus chers outre-Manche, l’IEM permettait à la Grande-Bretagne d’importer une électricité moins chère. Mais les surcoûts pourront aussi toucher tous les pays interconnectés avec le Royaume-Uni, soit la France, les Pays-Bas et la Belgique. Au niveau européen, cela pourra jouer au niveau de l’entraide, par exemple si l’Allemagne a besoin de ressources supplémentaires. Mais il ne s’agit que d’un pays en moins sur 28, l’impact de l’absence du Royaume-Uni au sein de l’Union est forcément plus dilué par rapport ce qui sera ressenti outre-Manche.
Nicolas de Warren, président du syndicat des groupes énergo-intensifs, pointe une belle contradiction du prix marginal pur de l’électricité : il n’a jamais été aussi rentable de produire notre électricité à base de charbon : « C’est un comble alors que l’Europe est engagée dans un processus de neutralité carbone à l’horizon 2050. D’ores et déjà plus de 60 % de sa production d’électricité est décarbonée. La formation des prix doit tenir compte de la réalité de ce mix électrique ».
L’Europe, seul continent à subir une envolée pareille des prix du gaz et de l’électricité, pourrait bientôt subir des déconvenues très concrètes. La crise énergétique actuelle peut-elle tuer la voiture électrique ? »
En France, « hors mesures de protection, la facture d’électricité pour recharger les batteries de sa voiture serait multipliée par 4 ou 5. Impossible, dès lors, de garder cette technologie attractive aux yeux du client. D’autant plus en admettant que cette hausse du prix de l’électricité va aussi influer sur son coût de construction.
Au Royaume Uni, qui ne bénéficie pas du précieux bouclier tarifaire français, c’est encore plus net. Recharger une voiture électrique devrait y devenir plus cher que de faire le plein de carburant à partir du 1er octobre. A cette date, il est prévu que les tarifs moyens de l’électricité bondiront de 80 % de l’autre côté de la Manche. Avec eux, le verdissement de l’automobile risque de faire un grand bond en arrière.
En conséquence, les émissions de C02 grimpent de façon exponentielle, et les nombreuses conférences sur le climat et rapports d’experts n’y ont rien changé. Ces émissions augmentent l’effet de serre, ce qui injecte plus d’énergie dans la machine climatique et modifie cette dernière. Il s’ensuit une modification des températures, du régime des pluies, de la fréquence et de l’intensité des incendies, inondations, sécheresses, tempêtes, et autres « anomalies », une fonte des calottes et des glaciers entraînant une hausse de l’océan qui dépassera plusieurs mètres, et, en bout de course, des conditions de vie plus difficiles pour une part croissante de la population mondiale.
Très clairement, pour remplir l’objectif de limiter le réchauffement climatique en-deçà de 2°C, il faut commencer dès maintenant à baisser les émissions humaines de gaz à effet de serre de 4 % par an.
« Cela permettrait aux émissions planétaires d’être divisées par 3 d’ici à ce que mes enfants aient mon âge . Comment ? En réduisant drastiquement notre consommation, et en favorisant des sources d’énergie décarbonées tels le nucléaire et les énergies renouvelables, ces dernières étant souvent plus pertinentes dans la chaleur que dans l’électricité. »
Il conclut en rappelant que la rémanence du changement climatique est une des choses qui donne le tournis : si demain nous arrêtions brusquement d’émettre des gaz à effet de serre à l’échelle de la planète, c’est la très grande stabilité chimique du CO2 qui est à l’origine de cet effet persistant. Du fait de l’inertie du CO2 dans l’atmosphère, le changement climatique va continuer à s’amplifier pendant des décennies, des siècles ou des millénaires, selon ce que l’on regarde.
Les cartes que nous avons encore en main permettront cependant de réduire l’impact pour nos enfants et nos petits-enfants. A nous d’agir !