« De Gaulle n’appartenait pas au monde des humains », se souvenait Pompidou, qui avait vu, de loin, le général descendre les Champs-Élysées le 25 août 1944. « Dans cette affaire, personne à l’Élysée n’a eu une réaction d’homme d’honneur », écrivit-il après la sordide affaire Markovic au général de Gaulle. Vingt-cinq ans séparent ces deux propos. Un abîme. Celui qui sépare l’admiration sans borne de la déception sans retour. Une désillusion complète qui amena Pompidou à déclarer le 17 janvier 1969 qu’il serait candidat à la présidence si le général de Gaulle venait à se retirer. Une manière sans équivoque de pousser pépé dans les orties…
Ce glissement vers l’abîme, témoigne d’une relation des plus passionnantes qui ait jamais existé entre deux hommes politiques, a fortiori entre un président, et lequel!, et celui qui fut son Premier ministre pendant six ans. Un grand écart qui explore toute la gamme des sentiments, du moins du côté de Pompidou où le parcours est limpide. Du côté du Général, l’énigme est plus complexe à décrypter pour l’historien et le documentariste.
Tout avait débuté modestement : je n’ai aucune ambition, aucun génie, j’ai simplement de la bonne volonté, écrivait le jeune Pompidou, 31 ans, normalien agrégé de grammaire, à un ami bien introduit auprès du général en 1944. Il faut croire que cette bonne volonté sut convaincre celui qui n’en manquait pas, puisque trois semaines plus tard, il était chargé de mission, chargé de rendre compte de l’opinion publique, lui qui n’était pas de Londres, lui qui était resté toute la guerre au contact des Français. « Il sait écrire, il sait penser, il pense clairement », dit De Gaulle de l’inexpérimenté Pompidou, dépourvu de lettres de résistance, qui fut le directeur de cabinet du RPF pendant près de sept ans, au nez et à la barbe des barons médaillés et jaloux.
Homme de confiance, homme disponible à l’excès, Pompidou fut tout cela, jusqu’à son premier acte de liberté, quand il prend congé du RPF après la claque des élections de 1953. « Je compte sur vous », lui glisse tout de même le grand Charles, qui n’a pas renoncé à un retour dont seules les circonstances restent à préciser. De Gaulle tient parole. Quand il redescend, en voiture cette fois, les Champs-Élysées fin 1958, nouveau président de la République, il a à ses côtés un directeur de cabinet qui n’en revient pas d’une telle faveur et d’un tel chemin parcouru en 14 ans.
Premier ministre, c’est un peu tôt. Il faut d’abord en passer par le sanguin Michel Debré, Premier ministre de 1958 à 1962, et régler l’hypothèque algérienne. Pourtant très vite, la lune de miel s’ennuage. L’Europe ? Pompidou ouvre la porte quand de Gaulle la ferme. L’économie ? Pompidou voudrait lâcher les chevaux et répondre aux aspirations des ouvriers quand de Gaulle parle de stabilité et de répression. La participation des salariés aux résultats de l’entreprise ? Pompidou lève les sourcils, qu’il a épais, devant cette lubie gaulliste. L’éducation ? De Gaulle parle de sélection, d’orientation quand Pompidou, élève de la méritocratie, aimerait assouplir l’accès. Jouhaud le putschiste ? De Gaulle veut l’envoyer devant un peloton, Pompidou parle d’amnistie et met en balance sa démission. Il commence à s’affirmer, l’ancien petit prof auvergnat.
Chaque couple a ses crises. Celui-ci en eut deux, l’une en mineur, l’élection présidentielle de 1965, l’autre en majeur, en 1968. La première est moins documentée que la seconde, elle est pourtant plus complexe et perverse psychologiquement. Pompidou, à force de bien faire, à force de ne pas voir « l’Old Man » se présenter, commence à y croire, se voyant déjà en haut de l’affiche. Il reçoit tous les députés, un à un. Valéry Giscard d’Estaing témoigne qu’il fut aussi sondé par Pompidou en tant que chef de parti : si je me déclare candidat, me soutiendrez-vous ? Mais l’heure n’a pas encore sonné et au dernier moment, sans même lui en référer, De Gaulle annonce aux Français que sept ans, ça ne suffit pas. Dans la Ve République, il n’y a pas de place pour le duo, leçon que chaque Premier ministre pourrait tirer de cette histoire forte. Pompidou se voit retirer le tapis sous les pieds… Et le couple en reprend pour trois ans.
Pourtant le cœur n’y est plus. Chacun vaque à ses affaires, Pompidou maîtrisant de mieux en mieux son sujet et ses ministres. Mai 68 en apportera la preuve. Le véritable gagnant, c’est lui. Le négociateur qui a su mettre de l’huile dans les rouages au bon moment, c’est lui. Le divorce est consommé. Lors du premier conseil des ministres avec Couve de Murville, de Gaulle est souriant, blagueur, soulagé. Pompidou, avant de dire adieu à son cabinet, a laissé entendre qu’il reviendrait. L’affaire Markovic, dans laquelle de Gaulle n’eut pas l’élégance de faire prévenir Pompidou à temps, jettera du sel sur les plaies. Ce qui avait débuté dans l’excellence et la grandeur s’achève dans le sordide. Une histoire triste finalement.
Écarté sans élégance de Matignon en 1968, Georges Pompidou est élu à la présidence de la République l’année suivante. S’il s’inscrit évidemment dans les pas du Général, dont il fut un proche, il n’a pas dans ses poches de morceaux de la vraie croix de Lorraine. Il le sait, et il en éprouve une gêne, une sorte de complexe diffus. Et ce depuis longtemps. D’autant que le Général, qui sait être très vachard, lui a parfois fait sentir, quand il était à Matignon, qu’il n’appartenait pas au premier cercle historique des siens, celui de la guerre. À peine nommé Premier ministre en 1962, en remplacement d’un Michel Debré usé jusqu’à la corde, il avait confié au député Alain Peyrefitte : Je vais être un Premier ministre de transition. Je veux bien aider quelque temps […]. La situation va être surréaliste. Je n’ai de ma vie mis les pieds à l’Assemblée, même pas dans les tribunes. De tous ceux qui seront dans l’hémicycle, je serai seul dans ce cas. Je ne suis sorti de rien, ni de la France libre, ni de la Résistance, ni des combats du RPF. C’est justement pour cela que le Général m’a appelé. Ce qu’il attend de moi, c’est d’être l’anti-Debré […]. Il est parlementaire jusqu’au bout des ongles. Il a sa doctrine, sa clientèle. Moi, je n’ai rien. Je suis totalement transparent.
Premier ministre de moins en moins transparent au fil du temps, il a souffert en silence de voir le Général avoir pour les siens des égards, des apartés et des complicités dont il se sentait exclu…