
L’histoire se répète. Après la loi d’orientation agricole qui avait mis les tracteurs sur les routes et les écolos dans les arbres, la proposition de loi de mon collègue sénateur Laurent Duplomb pour « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », rejetée hier à l’Assemblée nationale, pour en fait aboutir en évitant l’obstruction parlementaire, est aussi bruyamment défendue par les syndicats agricoles qu’unanimement condamnée par la communauté scientifique. La question centrale est encore et toujours celle des pesticides : la loi donnerait davantage de pouvoir au politique pour décider de leur autorisation, et permettrait à nouveau l’usage de certains néonicotinoïdes. Ce pont est celui de crispation, tandis que tous les autres qui visent à libérer les agriculteurs de nombreuses contraintes font assez largement l’unanimité.

Comme d’habitude, les agriculteurs estiment ne pouvoir se passer des produits phytosanitaires, alors que plus d’un millier de médecins et de chercheurs nous rappellent, dans une tribune récente, leur indubitable responsabilité dans l’effondrement du vivant ainsi que leurs effets délétères sur notre propre santé (en particulier à cause des « effets cocktail » encore mal connus des molécules de synthèse). Le dialogue est devenu impossible et la confrontation inévitable. Pourtant, une fois de plus, ce sont nos zones d’élevages et de prairie qui ont tout à gagner d’une évolution vers une agriculture plus raisonnée.

Le principe en est simple : plutôt que de recourir systématiquement à la chimie, trouver des solutions fondées sur la nature aux problèmes posés par la nature. Le biologiste Marc-André Selosse rappelle par exemple que de simples haies réduisent de 84 % les dégâts causés par les insectes en abritant leurs prédateurs naturels. L’agroécologie n’est pas un cahier des charges dogmatique, ni un rêve de néorural déconnecté, ni un retour en arrière. C’est l’horizon de la science contemporaine. Si l’on veut se représenter à quoi ressemblerait une conversion intégrale de l’agriculture française en agroécologie, il faut lire dans le dernier numéro de la revue « Demeter » l’essai de l’agronome Christian Huyghe, directeur scientifique pour l’agriculture à l’Inrae.

Il y imagine la France en 2040, transformée par le changement climatique mais devenue résiliente par l’adoption de nouvelles pratiques : utilisation de mélanges variétaux ; traitement biotisé des semences par des communautés microbiennes ; couverture constante du sol ; bandes enherbées régulières ; introduction de légumineuses pour fixer naturellement l’azote dans le sol ou de sarrasin pour solubiliser le phosphore… La pièce maîtresse de tout ce dispositif est le relay-cropping, où différentes cultures s’entrecroisent et se succèdent toute l’année sur un même champ. Si la technologie n’est pas le coeur de cette transformation, elle peut y contribuer. Christian Huyghe décrit un appareil qui identifie les spores des champignons circulant dans l’air, ou des machines de désherbage utilisant de l’intelligence artificielle. Et les rendements ? Ils se stabiliseraient, enrayant la lente baisse entamée depuis le milieu des années 1990. Surtout, l’agriculture deviendrait à la fois soutenable et souveraine, reconstituant année après année son capital (le sol) sans dépendre des importations de phosphates chinois ou de gaz russe (pour les engrais azotés). L’agroécologie peut nourrir la France, et le monde !

L’agroécologie est socialement acceptable, techniquement possible, économiquement viable et écologiquement impérative.
Voilà ce que devrait être le projet, porté par la France, d’une Europe en avance sur son temps. C’est la raison pour laquelle, si j’ai voté au Sénat les articles du texte qui simplifient la vie des agriculteurs, comme je voterai tous les textes de simplification de la vie économique et de la vie des Français (il y a urgence), je n’ai pas voté l’article qui réintroduit un néonicotinoïde controversé (l’acétamipride). Le texte réintroduit en effet ce pesticide interdit en France depuis 2018 mais pas ailleurs en Europe, à titre dérogatoire pour certaines cultures comme la betterave ou les noisettes, malgré les doutes sur les effets toxiques rapportés par plusieurs études. Il s’agit d’un recul historique qui n’est pas acceptable. Cette mesure m’a contraint au final à m’abstenir sur le texte. Si la version finale issue de la CMP devait garder cette disposition, je ne pourrai voter ce texte qui comprend pourtant par ailleurs des mesures utiles et souhaitables pour simplifier la vie des agriculteurs qui sont aujourd’hui les premiers acteurs de notre environnement et de notre biodiversité. Pour cela, cessons de véhiculer une image brouillée et d’un autre âge !