L’objectif de l’action politique de Georges Pompidou était le bonheur des Français. Son fils Alain l’a encore rappelé dans son récent ouvrage. La puissance de la France et de son économie n’était à ses yeux que le moyen pour l’atteindre. La double question que soulève cette conception de la vie politique est plus que jamais actuelle. La recherche délibérée de la puissance peutelle, dans la pratique, être subordonnée à autre chose qu’à elle-même ? Comment, dans ces conditions, rattraper le bonheur ?
Si Georges Pompidou revenait parmi nous, il constaterait en effet qu’il avait à peu près obtenu gain de cause en prenant le parti d’une croissance vigoureuse. Le grand problème d’alors avait été d’en choisir le taux. Nous aimerions bien avoir à nous poser une telle question aujourd’hui. L’une des options avait alors été d’engager la nation dans une croissance de caractère sauvage, symbolisée par un taux d’accroissement annuel du PIB de 6,5 %. Pompidou nous dit pourquoi cette option n’a pas été retenue : « La Nation n’est pas prête à en accepter les conséquences : intensification de l’exode rural, accélération de la mobilité des travailleurs salariés, disparition rapide d’entreprises individuelles dans l’artisanat, le commerce et la petite industrie. »
Or toutes ces conséquences inacceptées ou inacceptables, la France devait les connaître, et en souffrir dans sa chair, à partir des années qui allaient suivre. Non pas à cause d’une croissance trop forte, mais parce que la période dite des « Trente Glorieuses » devait expirer de manière précipitée. Il serait injuste de prétendre que ce retournement avait été complétement imprévu. Les désordres qui devaient conduire à la chute par étapes de 1971 à 1973 du système monétaire international or-dollar avaient commencé à se manifester : « La conjoncture mondiale comporte le double risque d’inflation des prix et de déflation des activités », écrit Pompidou dès le début de son mandat. Cela était très bien vu, comme souvent… En dépit du ralentissement durable de la croissance et de beaucoup d’autres tribulations qu’il a fallu traverser, l’un des deux vœux de l’ancien président a été néanmoins exaucé : celui qu’il considérait comme « la base de tout ». Pour reprendre ses propres mots, la France a fini par « franchir le seuil de la véritable puissance économique ». Reste à se demander pourquoi ce surcroît de puissance ne s’est traduit, selon toutes apparences, ni par le plus grand « rayonnement » de la France qu’on en attendait, ni par un bonheur plus évident pour les Français.
Les propos de Georges Pompidou ne laissent aucun doute sur l’objectif de bonheur qui était visé : le maintien du plein-emploi dont la France n’avait pratiquement pas cessé de jouir depuis la fin de la guerre : Accroître le bien-être des Français, c’est d’abord assurer le plein-emploi, et l’emploi le mieux adapté qui permet à la collectivité de tirer le meilleur parti d’une même quantité d’efforts et d’offrir aux travailleurs la sécurité et l’accomplissement individuel auxquels ils aspirent. A s’en tenir à ce critère excellemment défini par celui qui a, pour une longue période, tracé les voies et les méthodes d’une politique économique à la française, qui hélas n’a pas perduré.
Appliqués à une économie de marché, les termes de « puissance » et de compétitivité sont entachés d’une ambiguïté susceptible d’ouvrir la voie à maintes dérives, y compris celles qui, au bout du chemin, débouchent sur une puissance amoindrie et une compétitivité affaiblie. Chercheton la performance individuelle, au niveau de chaque entreprise, ou bien l’affirmation d’une suprématie nationale ? Après de Gaulle, Georges Pompidou fait figure de Sancho Pança. Certains ont pu lui reprocher de manquer d’ambition. « Eh bien si, j’ai une ambition ! Je voudrais qu’à la fin de ce septennat la France soit industriellement et économiquement plus grande que l’Allemagne fédérale et que nous soyons vraiment dans ce domaine les premiers en Europe. »
Ainsi en 1973, le Hudson Institute, comme d’autres, considérait que la France allait devenir le pays dont la croissance économique serait la plus forte, dépassant ses voisins européens. Comment comprendre que l’envol que prédisait cet institut international reconnu ne se soit pas réalisé, mais qu’au contraire la France ait connu un déclin continu à partir de 1980 ? C’est l’effondrement progressif de l’Etat et l’avènement d’un capitalisme financier dans une « mondialisation heureuse » alors qu’elle n’était que piteuse, on en voit les drames humains, sociaux et environnementaux, qui ont conduit à défaire le pacte gaullo-pompidolien qui tenait le pays et en assurait la prospérité. L’effacement de l’expression démocratique s’y est ajouté ne permettant plus ni le consentement, ni l’engagement autour du projet commun qui fédère la nation.
Une question est de savoir si les méthodes et les obsessions de la diplomatie et de la défense nationale sont transposables dans le monde économique. Georges Pompidou aura été le premier chef d’Etat français à emmener avec lui, dans un voyage officiel, des industriels. C’était en Union soviétique, un pays où les contrats d’exportations s’obtenaient par la concurrence entre… des avantages (de crédits notamment) accordés au détriment du contribuable. Tout au long de son mandat présidentiel tragiquement écourté, Georges Pompidou recevra à l’Elysée non seulement les responsables des grands groupes industriels et des milieux financiers (avec d’admirables scrupules et précautions, guère imités depuis 1981, chaque fois qu’un soupçon d’« initiation » aurait pu s’en déduire) mais aussi de nombreux chefs d’entreprises de PME dynamiques. Cette familiarité sans reproche avec le monde des affaires est présentée comme un bon point pour lui.
La France a depuis décroché parce qu’elle a laissé se défaire le pacte gaullo-pompidolien qui organisait notre économie. L’économie politique qui le sous-tendait était à la fois libérale et colbertiste. Libérale, avec le plan Rueff-Pinay, l’économie étant fondée sur la liberté des agents et des prix ainsi que sur l’initiative entrepreneuriale. Colbertiste, parce que l’Etat a soutenu les grands projets industriels dans l’énergie, la défense, les transports notamment. L’Etat stratège organisait la cohérence de l’action entre les différents acteurs, notamment grâce à la planification, cette « ardente obligation », pour reprendre l’expression du général du Gaulle.
Depuis l’Etat a changé de raison d’être en devenant un « Etat thérapeute » qui s’efforce de compenser socialement les effets du déclin économique. Le citoyen-consommateur a maintenu peu ou prou son pouvoir d’achat, bénéficiant de biens de consommation à bas prix des pays émergents, et d’une redistribution sociale croissante qui affaiblit la compétitivité des entreprises et accentue le déclassement économique.
Ainsi, au pacte explicite des années Pompidou qui fédérait les acteurs et les efforts, autour d’une volonté de puissance, conférant fierté et « bonheur », se substitue un consensus implicite du déclin, promouvant les mythes de la société post-industrielle et de la civilisation des loisirs, et reportant les efforts inévitables pour résorber les déficits et la dette pesant sur les générations futures. Ainsi s’explique pour l’essentiel le déclin français dans lequel nous avons versé depuis le début des années 1980.
Aujourd’hui, bien que le centre de gravité du monde ait changé, il est possible de retrouver le chemin de cette ambition pompidolienne parce le monde dans lequel nous entrons est un monde d’affirmation des stratégies de puissance, des stratégies nationales. Les conséquences en sont le retour au primat de la politique sur l’économie, la nécessité pour le monde occidental de se réindustrialiser et le fait que l’inflation devienne structurellement plus élevée. L’Etat doit ainsi retrouver sa fonction de stratège. La France est à ce titre à la croisée des chemins et doit nouer un nouveau pacte entre l’Etat, les entreprises et les citoyens. Pour cela l’Etat doit d’abord se réformer, retrouver sa puissance à agir, comme il avait su le faire de 1958 à 1974. Pour cela il faut aussi considérer que l’économie c’est d’abord des femmes et des hommes qui entreprennent, innovent et travaillent. La déglobalisation du monde dans laquelle nous entrons nous donne l’opportunité de retrouver du sens, de l’engagement, de la solidarité, un nouveau chemin du bonheur.
C’est le principal héritage de Pompidou : ouvrir des voies d’optimisme et de confiance. Cette confiance se nourrit de l’histoire d’un pays oscillant entre grandeur et déclin, mais qui a toujours su trouver en lui les forces du redressement et du renouveau.
Fin