Biographe d’Erasme et de Magellan, de son ami Romain Rolland et de Balzac, de Marie-Antoinette et de Fouché, il savait tout de l’Histoire universelle. Il en avait exploré les splendeurs et les misères, les heures de gloire et les chutes dans l’abîme, l’élévation à l’idéal comme la violence destructrice. Son œuvre n’a jamais cessé depuis de trouver de nombreux lecteurs. Dans une Europe rongée par les populismes, et désormais confrontée à la guerre en Ukraine après l’agression russe qui appelle la condamnation la plus ferme et une réponse forte et concertée en Europe et dans le monde, cette œuvre résonne singulièrement.
Riche correspondance. D’abord par l’immense culture de Zweig, honnête homme des temps modernes. Son savoir embrassait de nombreux domaines. Il s’intéressait à tout. A l’Histoire, aux lettres, à la vie de grands scientifiques. A la psychanalyse aussi, dont il vit la naissance et l’essor, dont il connut en Freud l’un des fondateurs, et dont nombre de ses nouvelles portent l’empreinte, comme celles de son compatriote et ami Arthur Schnitzler, avec qui il entretint une riche correspondance.
Symbole parmi d’autres de cette appréhension du monde que les Encyclopédistes du XVIIIe siècle n’auraient pas reniée : sa faramineuse collection de manuscrits, autographes et documents issus des mondes littéraire, historique, scientifique, artistique et musical, et dont le seul inventaire occupe plus de deux cents pages de catalogue raisonné. Mozart y côtoie Beethoven, Goethe n’est pas loin de Montesquieu, Humboldt et de Hölderlin, Louis XVI fait face à Robespierre, Napoléon et Murat sont réunis tout autant que Diderot et d’Alembert ou Rimbaud et Verlaine ; Cuvier et Ampère figurent en bonne place, comme Francis Jammes, Alfred de Musset, Rilke et Georges Bataille ou encore Romain Rolland et Sigmund Freud. Zweig tenait infiniment à cette collection, condensé de la haute culture européenne chère à son cœur, et qu’il dut laisser derrière lui, dans son manoir sur les hauteurs de Salzbourg.
Zweig ne dialogua pas seulement avec les grands hommes du passé au travers de ses livres et de sa collection, il fut aussi l’interlocuteur, et souvent l’ami, des plus grands esprits de son temps. Comme jadis Erasme, il fut un membre éminent de la République des lettres. Son œuvre, sa correspondance, ses mémoires, ses rencontres à Vienne, Paris, Berlin, New York, Londres et ailleurs, en témoignent.
Stefan Zweig fut un homme de paix. Esprit trop libre pour supporter durablement le militantisme au sein d’une organisation, il n’en fut pas moins un acteur engagé au service de la paix entre les nations. Il prononça de nombreux discours en ce noble but, tout en désespérant face au trop faible poids des mots lorsqu’ils font face aux armes, aux bruits de bottes, voire à la sauvagerie pure et simple. D’où son amitié pour Romain Rolland, et sa profonde estime pour Walther Rathenau, le ministre allemand des affaires étrangères avec qui il eut une conversation marquante à Berlin, tombé sous les balles de l’extrême droite sous la République de Weimar.
Ses romans et nouvelles impressionnent par leur construction, la tension que Zweig sait installer de la première à la dernière ligne ; ses personnages de fiction marquent au moins autant par leur valeur archétypale que par leur singularité.
Temps de déchirements. Ses biographies demeurent, aujourd’hui encore, l’une des références en la matière. Toutes méritent d’être lues. Celle de Montaigne est singulièrement émouvante, tant elle entre en résonance, mutatis mutandis, avec la propre vie de Zweig. Tous deux vivent en des temps de déchirements. Tous deux s’engagent à des degrés divers dans les combats de leurs temps mais surtout, trouvent dans l’écriture un rempart contre le fracas du monde.
Enfant de l’Europe cosmopolite du XVIIIe et du premier XXe siècle, il ne supporta pas la montée des nationalismes. De très belles pages du Monde d’hierdécrivent la profonde souffrance de Stefan Zweig à chaque durcissement des contrôles d’identité aux frontières, lui qui avait coutume de se déplacer en homme libre dans une Europe sans frontières – du moins pour d’éminents voyageurs comme lui. A la veille de la Première Guerre mondiale, il est abasourdi par la haine qui se répand partout.
« Peu à peu […] il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable », écrit-il ainsi. « Les plus pacifiques, les plus débonnaires, étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés, voire comme des anarchistes intellectuels, s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques […] Toutes les conversations se terminaient par des phrases aussi sottes que celle-ci : « Qui ne sait haïr ne sait pas non plus aimer vraiment », ou encore par de grossières accusations […] Il ne restait dès lors qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que dureraient la fièvre et le délire des autres. Même vivre en exil n’est pas si terrible que vivre seul dans sa patrie ».
Alors que la guerre en Ukraine rappelle dans sa configuration les conflits des siècles passés, que l’extrême droite est au pouvoir dans plusieurs pays européens et menace de l’être dans de nombreux autres, le ministre des affaires européennes, Clément Beaune, a été bien inspiré d’offrir un exemplaire du Monde d’hier à chacun de ses homologues européens. Même si l’Histoire ne se répète jamais deux fois à l’identique, la situation n’en est pas moins préoccupante et, à certains égards, sidérante. Les mots de Stefan Zweig n’en ont que plus de force et de retentissement. Soyons nombreux à méditer son message, à défendre nos valeurs avant qu’il ne soit trop tard, et à exercer notre raison plutôt qu’à céder aux bas instincts trop souvent à l’œuvre en particulier sur certains réseaux sociaux.
La vie, l’œuvre et l’ultime choix tragique de Stefan Zweig nous montrent que la paix n’est jamais acquise ; que d’anciennes civilisations peuvent sombrer en peu de temps ; et que la dégradation du langage reflète l’abaissement des esprits, en même temps qu’elle prépare la violence et annonce les très riches heures de l’inhumanité. »
Matthias Fekl, avocat, ancien ministre