











Par-delà l’urgence des secours, il faudra trouver les moyens financiers et juridiques (loi d’urgence) de la reconstruction.
Mais il faudra beaucoup plus encore pour redresser ce 101ème département français, déjà bien pauvre, et désormais dévasté. Le cyclone Chido a soufflé comme des fétus de paille les habitations de l’île constituées à plus de 40 % de bidonvilles. Il n’y a ni eau, ni électricité. Le réseau routier est bloqué. Les descriptions apocalyptique se succèdent, plus aucun arbre ne tient debout. La question de savoir qui est encore vivant se pose. C’est dire l’ampleur de la catastrophe et la difficulté de l’évaluer, y compris au niveau des vies humaines.
Le préfet a très vite anticipé plusieurs centaines, peut-être un millier, voire quelques milliers de morts. On n’avait pas vu, à Mayotte, de cyclone d’une telle violence depuis au moins quatre-vingt-dix ans. Si cet effet du changement climatique est si dévastateur, c’est aussi parce qu’il a frappé une île déjà affectée par des maux profonds, imbriqués les uns aux autres.


Mayotte Territoire attractif qui est un département depuis mars 2011. C’est le département français le plus pauvre, mais le territoire le plus riche de la zone. Il fait donc figure d’aimant de toutes les misères alentour. Mais le statut de Mayotte recèle un problème originel. Lors du référendum d’autodétermination de l’archipel, le 22 décembre 1974, seule Mayotte s’est prononcée pour rester dans le giron français, les trois autres îles ayant opté pour l’indépendance. Pour les instances internationales, comme pour les Comores, seul le résultat global du référendum compte. Ce qui complique la gestion des migrants illégaux, venus de Mohéli, Anjouan ou de la Grande Comore. Moroni, capitale des Comores, refuse d’accueillir les étrangers en situation irrégulière issus de ses côtes lorsqu’ils sont expulsés de Mayotte. Reste que des problèmes déjà soulevés dès 2016 par la Cour des comptes n’ont jamais été réglés. Il n’y a pas eu de traitement des questions juridiques, foncières et financières. Cette lacune organisationnelle se ressent encore.


En janvier 2022, un rapport interministériel établissait un constat glaçant : « Dans l’hypothèse d’un maintien des flux migratoires au niveau actuel, la situation deviendrait explosive. » La population mahoraise se multiplie, sous l’effet conjugué de l’immigration et d’une fécondité record : les mères nées à l’étranger font en moyenne 6 enfants, celles nées à Mayotte 3,5. De quoi mettre sous pression des services publics déjà saturés.
Les 321 000 habitants du territoire officiels (pour presque autant de clandestins) sont non seulement très jeunes, avec un âge moyen de 23 ans (contre 41 ans en métropole), mais aussi particulièrement pauvres. Le niveau de vie médian y est sept fois plus faible qu’à échelle nationale : 77 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Résultat : il y aurait environ 6 600 mineurs en risque majeur de désocialisation, faute de prise en charge familiale et institutionnelle. Bruno Retailleau, en visite sur l’île, s’est exclamé : « C’est au-delà de ce que j’imaginais. »


Une image résume les manques : un commissariat de Mayotte, fabriqué à partir de conteneurs. Il a volé en éclats lors du passage du cyclone, tout comme le réseau électrique. En 2022, la Cour des comptes alertait déjà sur les « retards importants » pris dans les projets d’infrastructures. En cause, l’insuffisante formation des cadres de la jeune collectivité territoriale pour piloter ces projets. Le réseau routier est dérisoire, avec 90 kilomètres de routes nationales. Sans itinéraires alternatifs, il est constamment engorgé.
L’île produit péniblement 36 000 m3 d’eau potable par jour quand la demande, qui croît de 3 % par an, atteint 37 500 m3. Les communes mahoraises subissent des coupures tournantes. Il arrive que des villages soient privés d’eau plusieurs jours d’affilée. Quant à l’assainissement, il est embryonnaire, ce qui génère d’importantes pollutions.
Dans l’éducation aussi, le retard est « difficile à résorber », selon les magistrats de la rue Cambon, qui pointent un niveau scolaire faible dans un archipel où la moitié de la population ne parle pas français. Nombre d’écoles sont des Agelco, des bâtiments modulaires temporaires. Même avec ces équipements rapides à installer, le rythme de construction des écoles primaires est insuffisant au regard des 850 classes supplémentaires nécessaires à l’accueil des enfants dans des conditions décentes. Temps de classe inférieurs aux horaires réglementaires, enfants en déshérence, obligation de formation de 16 à 18 ans non garantie… Les bus scolaires sont tellement caillassés que les assurances ne prennent plus en charge les bris de glace.


Dans un tel contexte, difficile d’installer une entreprise prospère. Le secteur public pèse plus de la moitié du PIB. Il y avait sur l’île 15 000 entreprises en 2022, sans salarié dans leur immense majorité. Seules 2 % d’entre elles en comptent plus de cinq. Le taux de chômage, estimé à 35 % de la population active, ne traduit pas la réalité, une grande partie des habitants en âge de travailler restant hors des radars.
Ce tissu déjà bien fragile est déchiré. 90 % des entreprises ont été touchées par le cyclone. Celles qui ne l’ont pas été directement le seront par leurs fournisseurs, leurs prestataires. C’est le chaos.
L’agriculture représentait un tiers de l’activité économique de l’île avant Chido et c’était un des secteurs qui s’en tirait le mieux. Ce, malgré une formation des agriculteurs inexistante. « Des progrès avaient été faits, même s’ils sont très relatifs, explique Jérôme Despey, vice-président de la FNSEA. L’île était autosuffisante à 80 % en maraîchage, grâce à une coopérative. L’élevage couvrait 10 % des besoins, avec un objectif de 15 % en 2030. Un abattoir venait d’être inauguré. Tout est dévasté. L’urgence, c’est d’envoyer des tronçonneuses. Le redémarrage agricole fera face à des obstacles. Les installations de fermes sans titres de propriété empêcheront les exploitants d’avoir accès à des aides.


Avant Chido, c’était le sujet sur toutes les lèvres. L’immigration était perçue comme la cause de tous les maux, jusqu’à l’épidémie de choléra, soupçonnée d’avoir été importée par des migrants. Population et élus locaux demandaient au gouvernement de supprimer le droit du sol à Mayotte.
Les chiffres sont vertigineux : 21 000 titres de séjour sont délivrés par an, dont 85% pour des raisons familiales. 49 % le sont en qualité de parent d’enfant français, contre 5 % en métropole. 25 000 obligations de quitter le territoire français (OQTF) sont délivrées par an. « La gestion de l’immigration à Mayotte est particulière, faite de dérogations, le traitement des mineurs dysfonctionne. On peut vraiment se poser des questions sur l’Etat de droit sur place », estime Tania Racho, chercheuse en droit, spécialiste du droit d’asile.
Cela s’incarne à la préfecture de Mayotte. 400 personnes sont reçues par jour. Deux filtrages ont été installés pour encadrer le flux de demandeurs. Une douzaine d’agents résument des vies dans des formulaires remplis à la chaîne. Depuis 2020, les demandes d’asile proviennent de plus en plus de la région des Grands Lacs, en Afrique (Rwanda, Burundi, République démocratique du Congo…). L’année dernière, elles ont dépassé en volume les demandes déposées par des Comoriens. Des Mahorais racontent que les Comoriens cherchent désormais le soutien de la population locale pour chasser les Africains, provoquant des rixes qui viennent s’ajouter à l’insécurité chronique dans l’archipel.


« On va droit vers une catastrophe sanitaire. » C’est le cri d’alarme de mon collègue le sénateur de Mayotte Saïd Omar Oili. Les autorités craignent un retour du choléra, qui a touché 221 personnes (5 morts) entre mars et juillet dernier.
L’hôpital est « très endommagé » et plusieurs centres médicaux sont « inopérants », a déploré la ministre de la Santé, Geneviève Darrieussecq, qui a annoncé l’envoi sur place de postes sanitaires mobiles permettant de prendre en charge jusqu’à 1 000 blessés. Une centaine de professionnels de santé réservistes ont aussi pris le chemin de Mayotte.
Ce drame intervient dans un contexte sanitaire déjà explosif. Mayotte est sous-dotée en équipements. « La pénurie chronique de personnels dans de nombreux services sur l’île s’ajoute aujourd’hui la fermeture de certaines PMI [Protection maternelle infantile], sans qu’aucun dispositif étatique ne cherche à les en empêcher », alertait Médecins du monde en février. Illustration concrète : en mai, seulement 87 postes de sages-femmes, dont 23 titulaires, ont été attribués à la maternité pour 170 budgétés. Quant à la structure mobile d’urgence et de réanimation (Smur), elle dispose de 5,3 équivalents temps plein quand 44 postes seraient nécessaires pour un fonctionnement normal.
Le profil de la population complique les choses. En juin 2020, alors que l’épidémie de Covid faisait encore rage sur l’île, Santé Publique France alertait sur la forte prévalence chez les Mahorais des facteurs de risques – maladies cardio-vasculaires, diabètes, hypertension, obésité.


2024 devait être l’année de la reprise en main de Mayotte. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait lancé une « opération Place nette ». Entre le 16 avril et le 1er mai, sur 60 chefs de bande visés, 23 avaient été arrêtés. La ministre des Outre-mer avait annoncé une opération Wuambushu 2 afin de lutter contre l’habitat insalubre et l’immigration clandestine.
A Paris, le gouvernement avait aussi un plan qui tenait en deux projets de loi. Le premier devait concrétiser une promesse faite aux Mahorais de supprimer le droit du sol. Le second devait débloquer des moyenfinanciers pour le développement de Mayotte.
La dissolution de l’Assemblée nationale a eu raison d’un calendrier qui voyait ces textes adoptés avant fin 2024. Celui-ci était jugé optimiste, y compris par la majorité. Si une partie de la classe politique s’opposait à la suppression du droit du sol, le volet consacré au soutien économique faisait, lui, consensus. Mayotte en a aujourd’hui besoin plus que jamais.