FOCUS : L’entrée dans l’ère post-morale

Sur les deux fronts ouverts par Donald Trump, géostratégique et économique, la logique simpliste est la même : les Etats-Unis doivent cesser d’être les « payeurs ». L’ordre mondial établi en 1945, fût-ce par les Etats-Unis eux-mêmes grands vainqueurs du conflit mondial, permet à tous les « Alliés » de vivre en paix aux frais des Américains. Non seulement il est temps qu’ils paient (les Européens en premier) mais il faut aller beaucoup plus loin, sortir de cette arnaque de la Pax Americana et entrer dans l’ère neuve de la puissance. Fini l’ordre international où le soi-disant « garant » se fait rouler, place aux « négociations » (dealmaking) qui permet aux plus forts, dictateurs et mafieux, de « prendre » sans ambages ce qui est dans leur intérêt supposé, comme l’Ukraine pour Poutine, le Panama et le Groenland pour Trump.

Même réflexe, même « raisonnement », concernant l’économie. Le déficit commercial montre que les partenaires profitent des Etats-Unis. L’ordre mondial multilatéral doit être remplacé par la guerre commerciale à coups de tarifs douaniers,les Etats-Unis les plus forts y seront les gagnants. Taxer les deux voisins, Canada et Mexique, puis la Chine et, demain, l’Union européenne « qui a été créée pour voler (screw) l’Amérique », les emplois reviendront sur le sol américain, le déficit disparaîtra.

Donald Trump, dans son adresse ahurissante devant le Congrès cette semaine durant laquelle il s’est mis au rang de Georges Washington, a vanté les « résultats astronomiques » de son premier mois à la Maison-Blanche. Le constat de la réalité va pourtant dans le sens contraire.

Le premier renforcé par le président américain est Vladimir Poutine qui l’a vu épouser toutes ses thèses de Grande Russie. Le dictateur, qui a ruiné son pays par sa guerre, a trouvé un renfort inespéré pour déclarer et bientôt signer sa « victoire ».

Mais l’Europe, elle aussi, est renforcée. L’Union européenne qui s’enfonçait dans une léthargie mortifère et qui ne savait plus que faire pour se relancer sauf d’écrire des rapports, prend conscience grâce à Trump de ses faiblesses et commence à mettre en place un nouveau « fédéralisme » militaire, économique et technologique. La transformation de Friedrich Merz, le futur chancelier allemand, d’atlantiste en européaniste en est l’illustration. La Chine aussi va compter ses gains, il ne faut pas oublier que c’est Trump dans son premier mandat qui a poussé Xi à accélérer la transformation technologique du pays qui la voit aujourd’hui triompher dans les industries vertes et dans l’IA. Le deal futur avec la Chine nous réserve des surprises.

Dans ce bouleversement, on ne voit pas où sont les gains américains, au contraire. Les Etats-Unis ont perdu toute leur fiabilité, les ex-Alliés, Canada, UE, Japon, Corée du Sud, Australie, ont compris que le danger avait pour nom Trump. Même Taïwan tremble de devenir une simple monnaie d’échange avec Pékin. Quant au Grand Sud, le reste du monde, son hostilité contre le Nord va grandir encore puisqu’il sera le premier à subir les graves conséquences de la fin du commerce libre, des taux américains qui vont immanquablement hausser et de la fin, honteuse, tragique, des aides au développement.

Sans compter qu’ils seront les premiers affectés par le dérèglement climatique que Trump qualifie aussi « d’arnaque ». Sur le plan économique, comme le déplore l’économiste Maurice Obstfeld, la solution magique des tarifs est « une distraction » des efforts nécessaires pour s’attaquer aux véritables maux de l’économie américaine : des inégalités criantes, des monopoles qui tirent l’inflation, l’éducation de tous, la santé.

Donald Trump annonce n’être qu’à ses débuts. Les décapitations dans l’administration, les coupes budgétaires, le limogeage des fonctionnaires antiblanchiment, la permission donnée à la corruption sur les marchés étrangers, tout cela, comme le lancement par le président et son épouse de cryptomonnaies tandis qu’il demande à la Federal Reserve d’acheter des bitcoins, tout cela ressemble à la mise en place d’un « Etat mafia » où, sur le plan national aussi, la raison cède à la force, la vérité au mensonge, la décence au cynisme. Qui peut croire que l’entrée dans l’ère post-morale est « Make America Great Again » ?