… Deliberamus !…

14 octobre 2025

🖋️… Deliberamus !

⚙️ Face à ceux qui veulent remplacer nos responsables politiques par des intelligences artificielles, la démocratie a encore un intérêt. Mais elle doit être réinventée à l’échelon local pour intéresser à nouveau.

⚙️ « Ne serait-ce pas mieux si nous étions gouvernés par une IA ? » Voilà ce que m’a récemment demandé un lycéen, sans provoquer d’indignation particulière parmi ses camarades. On peut comprendre qu’à 16 ans, pour un esprit intéressé par la chose publique, le grotesque spectacle de la vie politique française donne envie de jeter la démocratie représentative par-dessus bord. Dans un monde menacé par les armes nucléaires et l’effondrement du vivant, comment accorder la moindre considération aux péripéties d’un gouvernement démissionnaire remanié puis (selon toute probabilité) censuré ? A l’heure de la superintelligence et des ordinateurs quantiques, comment se reconnaître dans les querelles des Républicains, les lignes rouges du PS, les exigences des extrêmes ou le désert doctrinal de la macronie ?

⚙️ Il faut prendre très au sérieux le doute qui s’élève, en particulier chez une génération dont le premier parti est l’abstention. Selon l’Insee, en 2022, 50 % des jeunes sans diplôme n’ont voté à aucun tour des deux élections. L’attachement à l’idée même de démocratie ne cesse de s’éroder dans les sondages chez les moins de trente ans. Qui, hormis les militants et les journalistes spécialisés, s’intéresse encore aux chicanes partisanes et aux arcanes parlementaires ? Alors, pourquoi pas l’IA ? Ce n’est pas tout à fait de la science-fiction : l’Albanie a nommé une IA ministre des marchés publics…

⚙️ Cette idée ne vient pas de nulle part. Elle est inspirée du « Dark Enligthenment », les « Lumières sombres », un mouvement intellectuel qui prend de l’importance aux Etats-Unis. Son principal théoricien se nomme Curtis Yarvin, informaticien influent dans la Silicon Valley et bien introduit dans les cercles trumpistes (en particulier auprès du vice-président J. D. Vance, plus idéologue que son patron). Mélange d’individualisme libertarien et de technosolutionnisme, les Lumières sombres préconisent de substituer aux nations des entreprises-Etats, dirigées par des PDG et contrôlées par des conseils d’administration. Ces « sovcorps », corporations souveraines, n’hésiteraient plus à utiliser massivement l’IA pour optimiser l’existence de leurs sujets-actionnaires. Le capitalisme s’affranchirait enfin de la politique.

⚙️ Cette dystopie n’est pas nouvelle. Curtis Yarvin, à qui on ne peut dénier une certaine culture historique, se réclame du « caméralisme », une philosophie politique à la mode dans l’Europe du Nord au XVIIIe siècle et qui faisait de la camera, une assemblée de nobles, le centre du pouvoir. Revendiquant le souci du bien commun contre l’arbitraire royal, le caméralisme visait à développer la prospérité de tous grâce à une administration compétente et méthodique. Il n’est pas étonnant que Leibniz en ait été une figure de proue : l’inventeur du calcul infinitésimal, le philosophe du « meilleur des mondes possibles », voulait réduire la pensée à un gigantesque calcul. Il n’y aurait plus de débat que l’on ne puisse trancher rapidement en disant comme Leibniz : « Calculemus ! »

⚙️ Avant de s’en moquer, il faut prendre le temps de réfuter ces idées. Tout d’abord, contrairement à l’idéal leibnizien d’une connaissance totale (jusqu’à l’infiniment petit), le monde n’est pas soluble dans les datas, qui n’en offrent qu’une représentation très parcellaire : aucun data center ne pourra jamais appréhender l’infinie complexité du vivant. Ensuite, l’optimisation des flux (de biens, de services, d’idées…) est un choix qui mériterait précisément d’être débattu ; la logique utilitariste qui régit les algorithmes n’a rien d’une évidence. Enfin et surtout, la confrontation politique revêt un sens en elle-même, indépendamment des résultats qu’elle produit. La démocratie peut admettre une certaine inefficacité de court terme pour gagner l’essentiel : la fabrication, dans la douleur de la discussion et du compromis, de valeurs partagées et de normes mutuellement acceptées. En admettant même que l’IA nous « dirige » correctement, l’absence d’explicabilité la rend intolérable pour les animaux politiques que nous sommes. Un despote éclairé et numérisé n’en reste pas moins un despote.

⚙️ La démocratie n’est donc pas obsolète. Mais il faut concéder à notre lycéen qu’elle ne fait plus rêver aujourd’hui en France. Le présidentialisme inhérent à la Ve République, exacerbé par les réformes institutionnelles des années 2000 et magnifié aujourd’hui par une pratique égotiste du pouvoir, étouffe structurellement le jeu des opinions. Nos dirigeants politiques, pour pathétiques qu’ils paraissent, ne sont pas à blâmer personnellement. Ils ne font que réagir rationnellement à un système d’incitations pervers. Tout le monde veut présider, personne ne veut gouverner.

⚙️ La tourmente actuelle, qui s’approche chaque jour davantage de la crise de régime, devrait être l’occasion de réviser de fond en comble ce système d’incitations. La politique ne peut se résumer à une poignée de personnes, qu’elles soient plébiscitées ou détestées. Il nous faut construire des lieux et des procédures qui rendent la démocratie vivante au quotidien. Au lieu de confier notre sort à des IA, nous devons impérativement inventer, partout sur le territoire, des assemblées à échelle humaine capables de décisions collectives. Il faut faire le choix de la délibération locale plutôt que du calcul universel.

⚙️ Le moment girondin est venu. Pour trancher le noeud gordien de la Ve République, pour catharsiser nos passions, nous devons nous engager en faveur d’une décentralisation radicale, depuis la commune ou le quartier jusqu’à des régions dotées d’une forte autonomie. Remplaçons la République Française par une Fédération Française ; le néocaméralisme par un néocommunalisme. Rallumons les Lumières.
Deliberamus !

Article plus que largement inspiré par Gaspard Koenig.

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